Les mots de Stéphanie Bonvicini

La frivolité et la gravité sont deux pôles entre lesquels j’oscille comme une girouette. Intensément frivole et farouchement grave mais jamais durablement, cette perpétuelle oscillation m’empêche de me spécialiser dans un des pôles, ce qui me classe dans un genre hybride, le tragi-comique.

Les personnes qui ont choisi d’habiter l’un des deux pôles et qui y tiennent leur place avec brio me bluffent, elles me font l’effet d’être des expertes d’un registre dans lequel je ne resterai à jamais qu’une dilettante.

Stéphanie Bonvicini fait partie de celles  qui ont choisi leur camps, car si son insatiable curiosité l’a conduite du journalisme à l’écriture puis à la sculpture, elle a tout entrepris avec intensité, détermination et gravité. Son CV est long comme le bras, elle a déjà vécu 7 vies, et elle est douée d’une agilité remarquable pour rebondir sur sa passion première que sont les mots, ceux qu’elle a échangés dans ses interviews, ceux qu’elle a écrits dans ses livres, ou ceux qu’elle sculpte maintenant sur ses plaques en céramique.

C’est quand mon amie Amaya m’a dit qu’elle avait écrit une biographie que ma curiosité a fait un bond. Parce que j’ai fait le chemin inverse. Je suis venue à cet exercice littéraire après avoir enfilé des perles, elle l’a abandonné pour sculpter des mots dans la glaise. J’ai regardé son Insta, et je suis tombée sous le charme de ses plaques en céramique qui parlent des choses de nos vies avec esprit. L’esprit qui fait sourire, qui étonne, qui raisonne, qui élève et qui console. Entre objet décoratif et ex-voto, ses plaques sont de jolis vœux qu’on a envie d’accrocher au mur comme des mantras bienfaisants, des icônes qui jouent le rôle de bijoux pour la maison.

Stéphanie n’est pas facile à capter, elle bouge tout le temps. Entre sa maison de campagne qui lui sert d’atelier, ses voyages et son appartement Parisien, on a eu du mal à se croiser. Et puis elle me dit un jour «  – ça y est c’est bon, je viens de finir mon nouvel atelier parisien, c’est pas mal, on va faire ça là-bas », j’ai sauté sur l’occasion, malgré mon attelle et mon ligament en berne post-ski.

L’atelier de Stéphanie est caché au fond d’une cour entre un couvent, une maison hantée par les descendants d’une longue lignée aristocratique et l’atelier d’un joaillier renommé de la rue Jacob. Il faut passer une porte cochère, marcher sur de vieux pavés, composer des codes secrets pour entendre « Tire la chevillette, la bobinette cherra » et pénétrer enfin dans son antre.

Et là c’est l’extase, parce que cet endroit est bien au-delà de « pas mal », c’est un petit coin de paradis.

Stéphanie me fait visiter les trois pièces en enfilade. Longs cheveux et amulettes en cascade qui chahutent à son cou, son look casual-cool dit que sa gravité est fantasque, pétillante, stylée.

Elle m’explique les transformations qu’elle a faites dans ce lieu, réussissant à le rénover sans en détruire l’âme, tout simplement en projetant la lumière du jardin sur les pierres apparentes, les tomettes anciennes et les poutres séculaires.

Sa déco dédramatise les matériaux bruts avec des meubles modernes conçus dans un esprit fonctionnel qui accueillent toutes ses créations et ses objets fétiches, de ses livres à ses sculptures en passant par sa collection de statuettes de Vierge Marie et de crucifix. Entre atelier d’artiste, bureau, bibliothèque, garçonnière (pour filles exclusivement, ça se dit comment ? fille-o-nière ?), mini-galerie et sanctuaire, le lieu de Stéphanie est une invitation à la pause. Une pause dans le temps, dans l’espace et dans la pensée. Un lieu où l’on a envie de confier son esprit aux vieilles pierres et aux oiseaux qui chantent dans le jardin pour méditer, prier, ou tout simplement, couver une idée.

Avant de bouger vers son bureau-atelier, nous nous sommes d’abord installées dans la pièce centrale sur sa belle table de marbre ronde, et elle m’a proposé une tisane.

Elle s’est levée et a ouvert une porte coulissante dans le meuble de bois, découvrant à ma grande surprise une kitchenette parfaitement équipée. Le système est ingénieux, un meuble mystérieux qui renferme un secret, qui aurait l’idée de cacher sa cuisine dans un placard en bois précieux ?  En m’expliquant qu’elle a tout dessiné mais qu’elle n’est pas tout à fait satisfaite du résultat, je comprends que Stéphanie est une esthète perfectionniste, encore une à qui je ne ferai jamais visiter ma cuisine Ikea…

J’ai pris mon cahier et mon crayon et je me tiens à carreau, concentrée, parce qu’avec Stéphanie ça va vite, prière de s’accrocher pour la suivre dans ses multiples vies. Pas question de revenir en arrière, mon syndrome d’écolière anxieuse me revient en boomerang, je sens que je n’aurai pas droit à une session de rattrapage. Là voilà partie, à fond la caisse :

« A 17 ans, je n’aimais pas l’université, alors mon père m’a envoyée à Hong-Kong faire un stage ouvrier dans une usine de textile ».

Ça commence fort. Je me dis que chez les Bonvicini, ça doit être marche ou crève, mais en fait pas du tout. Stéphanie a adoré partir, voyager, découvrir, expérimenter.

Depuis toute petite, elle n’a qu’une idée en tête, devenir journaliste comme Jean-Pierre Elkabbach, son idole, à tel point que sa mère doit l’extraire de force de la salle de bains à l’heure du diner, c’est là qu’elle s’enferme pour écouter en boucle les interviews du grand journaliste.

Revenue de son périple initiatique chinois, Stéphanie décide de se former et suit les cursus du CFPJ et de l’INA.. Elle y apprend tous les outils de la presse écrite, de la radio et de la télévision, y compris la caméra pour tourner en même temps qu’elle interviewe. Non, Stéphanie ne fait pas les choses à moitié. Elle commence à travailler pour quelques médias mais la première perche significative qu’on lui tend ne vient pas de la presse.

On est en 1999 et en cette dernière année du 20ème siècle, les grands oracles prédisent que l’avenir est dans la toile d’araignée mondiale, le web. La SNCF qui ne laisse jamais passer un train, surtout pas celui de la nouvelle technologie, a décidé de se doter d’un site internet. Stéphanie est embauchée comme directrice éditoriale pour créer le premier magazine digital de la plus ancienne compagnie ferroviaire nationale française.

« La SNCF, c’était pas mon rêve – m’avoue-telle, mais en même temps, je ne pouvais pas refuser. J’avais carte blanche, des moyens conséquents, 100 consultants d’Andersen Consulting qui bossaient pour nous, et toutes les start-up du tourisme à nos pieds ! »

De 1999 à 2004, Stéphanie construit, développe et tisse un contenu éditorial particulièrement riche autour des nouvelles potentialités du voyage et du tourisme. Elle évolue dans une toute petite équipe, est totalement libre, et tous les nouveaux entrants du marché, de Météo France à Lonely Planet lui déroulent le tapis rouge.

Elle voyage, interviewe des entrepreneurs et des personnalités de premier plan avant-gardistes dans le domaine du digital, notamment Bernard-Henri Levy et Jacques Attali, les deux premiers intellectuels visionnaires à s’être dotés d’un site internet éponyme.

C’est sa rencontre avec Jacques Attali qui va lui offrir la deuxième opportunité de sa carrière professionnelle.

Le jour où elle arrive chez le grand écrivain / économiste /chef d’entreprise / haut-fonctionnaire français pour l’interviewer, il est en retard, il va arriver, on la fait attendre dans le bureau du maître… Pendant cette heure d’attente interminable, son œil vagabonde sur tous les objets accumulés dans le bureau. Quand Attali arrive, elle sort de son sac l’enregistreur qu’elle vient d’acheter à la Fnac et se lance sans rien noter. Rentrée chez elle, c’est la cata, elle n’a pas appuyé sur le bon bouton, l’heure et demie d’interview de Jacques Attali s’est envolée dans les limbes. Impossible d’avouer sa bévue, elle doit faire avec sa mémoire, et réalise que ses yeux ont retenu ce que ses oreilles parasitées par le stress ont oublié. Elle se remémore chaque objet singulier observé dans le bureau d’Attali, et réussit à écrire le portrait à partir de ses objets fétiches. Attali adore et dit à Stéphanie :

«  Mais qu’est-ce que vous faites à la SNCF Stéphanie ! Vous savez écrire, il faut écrire ! »

A quoi elle répond – « Je n’ai pas l’imagination requise pour écrire un roman… … »

« Vous avez écrit mon portrait en observant juste des objets dans mon bureau, une biographie c’est pareil ! Trouvez un sujet, une clé d’entrée, et vous racontez, comme vous savez le faire ! »

Et là j’ouvre une parenthèse, parce qu’on dirait moi. Savoir écrire mais ne pas savoir inventer est la plaie du portraitiste-biographe qui se rêve romancier. Mais maintenant je m’en fiche parce que je sais que la réalité me fait plus vibrer que la fiction, quant à Stéphanie…

A ce moment, le digital est devenu un département à part entière du mastodonte des chemins de fer, elle passe des heures en réunion pour faire valider ses propositions, c’est la fin de la liberté, elle tire sa révérence et cherche un sujet de livre.

Pour décrocher une maison d’édition, il lui faut trouver un domaine dans lequel elle est légitime, ce sera Louis Vuitton, l’homme des malles de voyages. Son mentor Jacques Attali l’encourage :

« Excellent sujet, si vous liez l’histoire de cet entrepreneur à l’histoire du voyage, à la naissance du tourisme, aux grandes inventions du XIXème siècle et aux débuts de toutes les grandes maison du luxe françaises, cela sera passionnant ! »

Bingo ! La maison Louis Vuitton va fêter ses 150 ans, les éditions Fayard signent le projet, les planètes se sont alignées sous les prédictions de l’oracle. Il n’y a plus qu’à écrire, la dead line tombe, Stéphanie n’a que 9 mois pour rendre sa copie.

Alors qu’elle vient juste d’avoir sa fille, elle se rappelle que ce sont les neufs mois suivants qui l’ont mise au tapis. Elle trime comme une folle, plonge dans les documents de la grande maison de luxe et des Archives Nationales et enquête aussi sur le terrain. Elle vibre d’excitation à chaque découverte et écrit frénétiquement 10 feuillets envoyés chaque jour à son éditeur. Et c’est là que la machine s’enraye.

Et j’ouvre une deuxième parenthèse. L’écriture d’une biographie est une aventure, parce que contrairement au romancier, on ne maitrise pas les péripéties de l’histoire qu’on découvre. Comme en amour, on prend le risque d’aimer passionnément son personnage au départ, et d’être cruellement déçu à force de le côtoyer au quotidien.

C’est ce qui est arrivé à Stéphanie en écrivant la saga Louis Vuitton, au moment où son enquête la mène à la période de la seconde guerre mondiale. Emportée par ses découvertes, Stéphanie a eu l’audace de déterrer cet impensé collectif pour le faire éclater au grand jour, ce qui lui a valu les foudres du Dieu de l’Olympe du luxe.

Stéphanie m’a parlé très longtemps de cet épisode amer, elle conclut ce chapitre de sa vie de cette phrase sans appel :

« Je suis sortie de ce livre épuisée et déçue. Après cette expérience, je n’avais plus du tout envie d’écrire. »

Mais si cette tourmente l’a détournée de l’écriture, elle l’a rapprochée de son mentor Jacques Attali et lui a permis de revenir à son métier de journaliste où l’on vient la chercher pour ses talents d’enquêtrice sur des sujets de société.

Elle co-réalise plusieurs livres avec Attali (Amours : histoire des relations entre les hommes et les femmes, Le Sens des choses et Consolations), anime avec lui une émission sur Public Sénat, ensemble ils co-produisent durant 12 ans l’émission « Le sens des choses » sur France Culture, elle travaille en parallèle pour les dossiers du Canard Enchaîné et réalise des épisodes de la mythique émission « A voix Nue » pour France Culture. Cette décennie est trépidante, intense, Jacques Attali est un homme pressé et exigeant, suivre le rythme exige un mental de compétiteur et une forme intellectuelle d’athlète. C’est à ce moment que Stéphanie rencontre le deuxième homme de sa vie, se remarie et se retrouve à la tête d’une tribu de quatre enfants, ce qui change la donne et son organisation, évidemment.

« Ça faisait 25 ans que je travaillais avec mon cerveau, j’ai eu envie de faire une pause, de transmettre, et de travailler avec mes mains. »

La pause de Stéphanie ressemble à un retour aux sources. Elle se remémore le plaisir des cours de sculpture de sa jeunesse avec son amie Sandrine De Laage et s’inscrit dans un atelier où elle remet avec délectation les mains dans la terre.

En même temps, elle publie des livres pour enfants, se trouve récompensée du Prix Sorcières, le Goncourt de la littérature jeunesse et est approchée par une association pour animer des ateliers d’écriture auprès d’enfants malades à l’hôpital Robert Debré. Elle choisit de faire faire aux enfants des objets en céramique sur lesquels ils écrivent des messages, c’est le démarrage de la nouvelle vie de Stéphanie :

« Depuis toute petite, je rêvais d’être journaliste, d’écrire. Avec les enfants, je me suis rendue compte que plutôt qu’écrire, je préférais faire écrire. C’est là que j’ai commencé à mettre des mots dans la terre. Et puis, un jour, j’ai trouvé mon alphabet dans une brocante, j’ai fait de grandes plaques avec des intentions, telles que les ex-voto qui m’avaient toujours fascinés dans les églises, et j’ai choisi de ne faire plus que ça. »

A ce moment de notre discussion, ma photographe Delphine nous a demandé de poursuivre dans le bureau-atelier, et Stéphanie me montre ses plaques en céramique.

Les voir en vrai ça change tout, parce que la matière irrégulière renvoie des reflets nacrés, le toucher émaillé est d’une douce sensualité et l’association des couleurs de typos créent un ensemble décoratif charmant.

« J’adore les typographies. D’ailleurs, une typographie influe sur le sens d’un message. Quand je suis tombée sur cet alphabet ancien, je l’ai immédiatement acheté parce qu’il était beau mais surtout il était complet, ce qui est très rare ! »

Elle saisit sur une étagère un petit abécédaire d’écolier ancien, la preuve de son obsession pour la typographie. On le feuillette avec ravissement, au milieu des mots écrits en syllabes détachées et des lettres typographiées, on peut lire cette phrase d’anthologie :

« Celui qui ne sait pas lire, souvent n’est pas aimable ! »

On explose de rire, ce livre doit être bien antérieur à la naissance du bon docteur Freud, qui oserait dire une chose pareille à des enfants aujourd’hui ?

Effectivement, la typo ancienne donne un caractère singulier à ses mots, elle est unique, comme chacun de ses petits mantras espiègles. Je ressens le besoin de les lire à haute-voix :

 « Fleurs du Mâle », « Ainsi sois-tu », « Dérange-moi », « Faith Time », «Revoir ma mer »…

 « Libre », « Moi », « Diva », « Ego »…

Stéphanie réagit en m’écoutant :

« C’est ça que j’aime, cette gymnastique intellectuelle, cette façon que chacun a de s’approprier mes messages… Parce qu’avec les mots, tu ne sais jamais ce que cela va provoquer !  Dans mon travail, chacun reçoit mes phrases différemment, elles résonnent à différents endroits du cœur, même si toutes expriment une intention, c’est le principe de l’ExVoto. »

Et me voilà enfin au cœur de l’élan créatif de Stéphanie qui la pousse à malaxer la terre pour fabriquer ses plaques de céramique et ses sculptures. Elle m’explique que la sculpture n’est pas du tout un mode de création académique, les formes qui sortent de ses mains la surprennent. Elle en revient toujours à l’esthétisme mystique des figures de la Vierge Marie et du corps du Christ sur la croix, ou aux messages de remerciement destinés aux saints.

Dit comme ça c’est un peu flippant, surtout pour moi qui suis restée traumatisée par mes années de catéchisme mal digéré et qui n’ose même jamais porter une croix en bijoux de peur de commettre un blasphème… Réinterprété par Stéphanie, ça devient presque rock’n roll :

« La vierge Marie quand tu y penses, était d’une grande modernité : elle s’est mariée avec un homme beaucoup plus vieux qu’elle, a fait un enfant toute seule, l’a élevé sans personne, a accepté de le sacrifier, elle est la première femme à s’inscrire ainsi dans l’histoire des religions et dans l’histoire tout court ! »

Stéphanie vient de marquer un point. Vue comme la première figure du féminisme moderne, je vois la Vierge Marie d’un autre œil. Dans ma tête, elle passe d’un coup du statut de victime à celui d’héroïne, je dois avouer que ça a de la gueule. Stéphanie me fait faire le tour de sa collection de statuettes, Vierge (s) Marie (s), Christ (s) crucifiés, je capte enfin la grâce mêlée d’intensité mystique qui émane de ces objets de dévotion empruntés à la religion chrétienne et qui inspirent Stéphanie.

Le temps passe, on fait les photos dehors dans la lumière tamisée de la fin de journée, on rigole enfin, la gravité a fait place a la frivolité. Les bijoux en argent fabuleux qu’elle porte me fascinent, surtout le crucifix évidemment. A part Madonna, qui d’autre que Stéphanie aurait le cran ?

Elle me déplie le sublime foulard qu’elle vient de co-réaliser avec son amie Laurence, créatrice de  la très désirable marque La Presctic Ouiston, me parle de sa rencontre avec la brodeuse Audrey Demarre et de son admiration pour l’impressionnante carrière de son amie de jeunesse Sandrine De Laage aujourd’hui directrice artistique de la marque de joaillerie Vever.

En amitié comme dans la vie, l’insatiable curiosité de Stéphanie navigue allègrement sur tous les océans.

Delphine nous laisse, je reste seule avec Stéphanie, c’est bizarre, je n’arrive pas à partir. Elle m’a raconté sa vie d’artiste, mais son passé de journaliste a refait surface, j’ai passé la fin de la journée à lui raconter la mienne.

Mot à mot, on a refait le monde, le nôtre évidemment, et quand je suis enfin partie, elle m’a dit tout simplement : « Reviens quand tu veux, j’ai adoré te rencontrer. »

Pari gagné Stéphanie, ton petit atelier-bureau caché dans Paris, pour les intellos comme les créateurs, c’est The Place to Be !

Photos Delphine Jouandeau, Texte Sylvie Arkoun

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